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Un chef étoilé Michelin livre ses impressions sur le confinement

Un chef étoilé Michelin livre ses impressions sur le confinement

Depuis que le très talentueux Chef Jérôme Schilling a posé ses valises à Bommes en Gironde pour prendre les rênes du restaurant gastronomique Lalique au Château Lafaurie-Peyraguey ouvert en juin 2018, il n’a pas vraiment eu le temps de souffler.

En l’espace de six mois, le chef français décroche la première étoile au Guide Michelin et devient le premier restaurant étoilé du Sauternais. L’année 2020 devait être l’année de tous les défis pour Jérôme Schilling, ce chef Alsacien d’origine qui adore transmettre son amour de la cuisine autant à ses clients qu’à son équipe.  Comme tous ses collègues et l’ensemble des restaurateurs de l’hexagone, toute l’activité du restaurant Lalique s’est arrêtée ce fameux matin du 16 mars 2020. Jérôme Schilling raconte sa vie de chef confiné depuis maintenant 17 jours.

Jérôme Schilling : « Quel moment étrange sommes-nous en train de vivre ?  Une brève page d’humanité que nous vivons individuellement, confinés, et à l’échelle de la planète, mais toujours connectés. Depuis le 16 mars, comme la plus part de tous mes confrères et mes équipes ont nous a demandé de fermer nos établissements.

‘Avec ma famille, nous ne sortons plus de chez nous sauf pour prendre l’air, nous balader dans notre jardin tout en saluant les oiseaux du plus près que l’on peut et les passants au loin. Nous restons à la maison et respectons les autres qui se battent pour nous, les infirmiers, les routiers, les caissiers… Plus de clients, plus l’adrénaline des services, les sourires de nos clients heureux. Nos enfants ne vont plus à l’école. Un week-end comme un autre. Mais un week-end qui va durer des semaines, un mois, peut-être plus.

‘Cette semaine, j’ai eu au téléphone mon grand-père de 91 ans qui vit en Alsace, cette région durement touchée par le virus, où se trouve également toute ma famille. Il me disait que c’est du jamais vu et que même pendant la seconde guerre mondiale, ce n’était pas aussi critique !!! Même lui, qui a été prisonnier de guerre, dans le son de sa voix j’ai senti une certaine peur pour la suite des évènements à venir…

‘Le temps semble s’être arrêté, plus question d’aller au Château Lafaurie-Peyraguey, plus question de saluer mes équipes tous les matins, plus question de passer nos commandes à nos producteurs, et encore plus question de regarder les résultats du tennis et du foot après une journée de travail. 

‘Difficile bien sûr de penser à autre chose qu’à l’épidémie. Difficile de faire autre chose que de tenter de convaincre ceux qui pensent qu’on en fait trop, de s’inquiéter pour nos parents et, même si les statistiques sont en leur faveur, pour nos enfants. Difficile de ne pas penser à comment gérer les enfants si nous tombons tous les deux malades mais il faut avancer et rebondir !

Ce temps de confinement me permet de centraliser toutes mes idées culinaires et d’organisation quotidienne qui seront à notre retour mis en place avec une consommation et utilisation de zéro plastique en cuisine, traitement des déchets à 90%. Je travaille également tous les jours sur des solutions appropriées avec tous mes producteurs locaux et régionaux pour les soutenir dans ces moments très difficiles.

‘À ceux qui parlent de catastrophisme, de paranoïa, je ne peux répondre que « quel est le coût d’avoir tort ? ». Est-il préférable de prendre trop de mesures pour une maladie bénigne ou, au contraire, de sous-estimer un fléau mortel ? Nous ne saurons jamais si nous en avons fait trop, mais nous pourrions regretter toute notre vie de ne pas en avoir fait assez.

En quelques jours, porter un masque en public, habitude typiquement asiatique, est devenue une norme presque mondiale. Faire du télétravail et des téléconférences se révèle soudainement possible même chez les plus réfractaires. Et là enfin, on réussit après 20 années de réunions mondiales au sommet qui ont échoué : à réduire la pollution et la production mondiale de CO2 et de NO2.

Pour beaucoup, le télétravail sera désormais démontré comme efficace et faire chaque jour 2h de trajet ne se justifiera plus. Certains métiers trop souvent oubliés seront enfin remis à l’honneur: personnel soignant, éboueurs, livreurs, postiers, agriculteurs … On découvrira à quel point se passer d’enseignants, de restaurateurs et de personnel d’entretien est éprouvant.  Nous aurons appris, contraints et forcés, à vivre avec notre famille, à adopter un horaire et un mode de vie par nos proches qui finalement nous fait un bien fou…

Peut-être certains organismes se mettront sérieusement à réfléchir à l’idée pour rester à la maison pour travailler sur un ordinateur, nous rendant compte que cela ne va pas détruire le monde, mais au contraire le sauver. Cela évitera que lorsque nos enfants nous accuseront de n’avoir rien fait pour le réchauffement climatique et que nous leur répondrons que c’était impossible, ils nous pointeront du doigt en disant : « Pourtant, en 2020, vous l’avez fait pour le Coronavirus ! ».

‘Oserons-nous encore un jour nous faire une embrassade en nous croisant dans la rue, cette coutume qui parait tellement étrange, voire répugnante, pour certains Asiatiques ? Nous moquerons-nous encore de cette personne qui porte un masque dans la rue ?

‘Nous ne pourrons également plus nous empêcher de réaliser que nous vivons avec nos proches, que nous les aimons et que, l’immense majorité du temps de notre vie, nous ne faisons que les croiser dans le salon et la salle de bain. Nous réaliserons enfin que ceux à qui nous tenons ne sont pas éternels, que nous les avons appelés plusieurs fois pendant la quarantaine alors que cela faisait peut-être 3 semaines, 6 mois ou 1 an que nous n’avions pas pris ou plus le temps de leur parler.

‘Se fâcher pour pas grand-chose, ne pas appeler pour prendre des nouvelles, ne pas prendre le temps pour regarder la nature… À quelles futilités consacrons-nous notre énergie, notre temps, notre vie ? Il sera désormais impossible de ne plus se poser la question. Rien ne sera jamais plus comme avant. »

Photos © Michel Dupré et Emmanuel Lupé.

Article de Emmanuel Lupé