Un banc qui flotte. Un miroir qui fissure la lumière. Deux objets seulement, et pourtant un univers entier : celui d’Immaterial, la rencontre inattendue entre Jacques Cartier, projet indépendant mené par l’artiste Willy Cartier, et Vestre, fabricant norvégien de mobilier urbain engagé dans la durabilité.
Ces créations semblent défier les catégories habituelles du design. Ni mobilier de saison, ni collection estampillée, elles incarnent une parenthèse créative, un geste libre qui échappe aux calendriers et aux stratégies marketing.

Jacques Cartier, le projet
Jacques Cartier n’est pas une maison de design classique mais un projet indépendant, fluide, insaisissable. À contre-courant des logiques industrielles, il s’affirme comme un espace de création hors marché : pas de collections régulières, pas de calendrier, pas de stratégie de style. Chaque pièce naît d’une impulsion, d’une rencontre ou d’une intuition.
Ce projet refuse les catégories, art, mode, artisanat, design, pour mieux les traverser toutes à la fois. Ses objets portent en eux une part d’instinct : une sculpture peut devenir meuble, un geste peut se transformer en silhouette fonctionnelle. Jacques Cartier revendique une liberté radicale qui en fait un laboratoire créatif à part, toujours en marge, toujours mouvant.
Willy Cartier, l’artiste
Derrière Jacques Cartier, il y a Willy Cartier, figure singulière de la scène contemporaine. Fils du peintre Georges de Patricia et d’une danseuse d’origine vietnamienne et sénégalaise, Willy grandit dans un univers artistique qui nourrit son regard et son corps. Formé à la danse et au théâtre, il s’impose d’abord comme mannequin, collaborant avec Givenchy, Chanel ou Jean-Paul Gaultier, avant d’explorer le cinéma et la performance.
Mais Willy Cartier n’a jamais accepté les frontières. Son parcours hybride traduit une volonté de rester insaisissable, d’habiter simultanément plusieurs territoires créatifs. Avec Jacques Cartier, il prolonge ce refus de l’étiquette : chaque objet est pour lui un prolongement du geste, une manière de donner corps à une énergie intérieure.
Sa démarche est intuitive, presque instinctive : un dessin, un mouvement, une matière suffisent à déclencher la naissance d’une pièce. Avec Immaterial, son banc et son miroir deviennent plus que du mobilier : ce sont des manifestes de liberté, des expériences sensibles qui invitent à un autre rapport à l’espace.
Vestre, l’héritage scandinave en mouvement
Fondée en 1947, Vestre est une entreprise norvégienne au rôle clair : fabriquer du mobilier urbain durable, pensé pour le partage et la convivialité. Bancs publics, tables, installations collectives… Ses créations se distinguent par une sobriété formelle typiquement scandinave et un engagement environnemental rigoureux : production européenne, circuits courts, matériaux responsables.
Mais derrière cette rigueur se cache aussi une curiosité. Vestre consacre 10 % de sa production à des projets hors-norme, des collaborations inattendues qui ouvrent de nouvelles perspectives. Avec Jacques Cartier, la maison sort de l’espace public pour investir un terrain plus sensible, presque poétique.
Dans Immaterial, le miroir qu’elle co-signe est dressé comme une faille verticale. Il capte la lumière, la déforme, la renvoie, questionnant l’image de soi et l’espace environnant. Là où Vestre crée d’ordinaire du mobilier pour être habité collectivement, ce miroir parle à l’individu, à son rapport intime à la matière et au reflet.
Quand le geste et la rigueur s’entrelacent
Immaterial naît de ce dialogue improbable entre deux langages : celui du geste libre, impulsif, presque instinctif, et celui de l’industrie durable, calibrée, maîtrisée. De cette tension naît un équilibre : un banc qui flotte entre ciel et sol, un miroir qui fissure l’espace.
Ces objets ne cherchent pas à meubler, mais à transformer la manière d’habiter. Ils sont moins des produits que des expériences, des invitations à se poser autrement, à regarder autrement.
Une liberté partagée
Pour Willy Cartier, cette collaboration marque une étape supplémentaire dans une trajectoire toujours en marge, refusant les catégories établies. Pour Vestre, elle confirme qu’un acteur industriel peut s’ouvrir à l’inattendu, à l’expérimental, sans renoncer à ses engagements.
Immaterial n’est pas une collection. C’est une parenthèse. Un souffle de liberté qui, le temps de deux pièces, rapproche deux mondes que tout oppose et que tout relie.
Un signal pour le design contemporain
Cette collaboration s’inscrit dans un mouvement plus large où le design contemporain cherche à dépasser la simple fonctionnalité pour entrer dans le champ de l’expérience. En réunissant une maison industrielle et un artiste pluridisciplinaire, cette collaboration illustre plusieurs tendances :
- La dissolution des frontières entre art et design. Le banc et le miroir ne sont pas pensés comme des objets utilitaires, mais comme des dispositifs poétiques. Ils déplacent la fonction vers la contemplation, rappelant les approches de designers-artistes comme Ron Arad ou Nacho Carbonell.
- La valorisation du geste expérimental au sein de l’industrie. En consacrant une partie de sa production à des projets imprévus, Vestre reconnaît l’importance de l’expérimentation comme moteur d’innovation. Cette démarche tranche avec la logique industrielle classique, souvent centrée sur l’optimisation et la reproductibilité.
- La mise en avant de la durabilité comme terrain d’exploration. Ici, la rigueur scandinave de Vestre ne se limite pas à l’écologie, elle devient un cadre dans lequel peut émerger la liberté formelle d’un artiste. La durabilité n’est plus un frein, mais une plateforme.
- Une critique implicite de la temporalité du marché. En refusant toute saisonnalité, Immaterial s’oppose à la cadence de la mode et du design commercial. Il propose une temporalité autre, celle de l’instant créatif pur.
Moins une collaboration qu’un manifeste discret : ces objets suggère que le design contemporain peut se penser comme un espace de résistance face aux logiques marchandes, un lieu où l’industrie et l’art s’allient pour créer des objets porteurs de sens. Cette collection pourrait bien marquer plus qu’une rencontre ponctuelle : elle trace une ligne d’horizon. À l’heure où le design est souvent tiraillé entre l’exigence de durabilité, la vitesse des tendances et la pression des marchés, cette collaboration propose une autre voie : celle de la cohabitation entre liberté et rigueur.
Dans les prochaines années, on peut imaginer que de plus en plus d’acteurs industriels chercheront à ouvrir leurs processus à des créateurs extérieurs, non pas pour produire des séries limitées « premium », mais pour réinjecter de l’expérimentation dans leur ADN. Le design pourrait ainsi se rapprocher de l’art non pas par effet de style, mais par nécessité : pour redonner du sens, pour ralentir, pour renouer avec l’expérience.
De même, des artistes indépendants comme Willy Cartier pourraient trouver dans ces collaborations une opportunité d’ancrer leurs intuitions dans des savoir-faire techniques et durables, sans perdre leur singularité. Cette hybridation ouvrirait la voie à des objets immatériels et intemporels, qui questionnent plus qu’ils ne répondent, qui accompagnent plus qu’ils ne servent.
Immaterial devient alors un signal encore isolé mais puissant : celui d’un design qui ne se contente plus de meubler le monde, mais qui l’interroge, le transforme et invite à l’habiter autrement.
Ema Lynnx