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Exposition « Diffraction humaine » de Serigne Ibrahima Dieye, au Suquet des Artistes à Cannes

Exposition « Diffraction humaine » de Serigne Ibrahima Dieye, au Suquet des Artistes à Cannes

Jusqu’au 23 avril 2023, le Suquet des Artistes de Cannes accueille l’exposition « Diffraction humaine » consacrée à l’artiste Serigne Ibrahima Dieye issu de la jeune génération d’artistes peintres de l’Ecole Nationale des Arts de Dakar.

Les personnages de ses peintures et installations sont des allégories visuelles des maux qui déchirent la société contemporaine : ses mythes et malédictions du succès ; sa violence et son dynamisme créatif ; ses contes populaires et ses territoires oubliés. Il observe son environnement et s’intéresse au chaos qui l’entoure. Ainsi, de ses œuvres émergent des symboles mystiques et des animaux hybrides qui, telles des allégories, rencontrent son quotidien urbain. Par des gestes sculpturaux forts, l’artiste cherche à dénoncer cette violence systémique, tout en essayant de faire réfléchir chacun à sa part de responsabilité et au rôle que l’on peut choisir de jouer ou non dans ce monde.

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Serigne Ibrahima Dieye, la passeur de mythes

Selon Hésiode, poète grec du VIIIe siècle av. J.-C., auteur de la Théogonie : « La chimère soufflant le feu invincible, Grande, terrible, aux pieds rapides, terrifiante, Aux trois têtes, l’une de lionne à l’œil qui scintille, L’autre de chèvre, et l’autre d’un serpent formidable. »

Sergine Ibrahima Dieye nous interpelle avec des personnages qui ne sont ni pleinement humains ni pleinement animaux. Si à première vue ils semblent faire partie de l’humanité, certains détails les excluent pourtant. Ici, un bec pointu fait office de bouche, là, des griffes acérées dépassent des bras, et là encore, des plumes colorées ornent le corps. Ces créatures semblent appartenir à un merveilleux terrain d’entente, quelque part entre légendes, fables et mythes éternels. En fait, les créatures qui sont en évolution sur les toiles de l’artiste pourraient être apparentées aux sirènes grecques qui ensorcelaient les marins trop téméraires, aux adlets qui terrorisaient les Inuits dans le grand nord, et même aux chupacabras qui égorgeaient les troupeaux de bétail sud-américains. Des oiseaux aux reptiles en passant par les mammifères ou les poissons, toutes les catégories du règne animal participent à ces combinaisons. Les assemblages sont variées, disparates et toujours dérangeants.

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Ainsi, les différences de forme sont nombreuses, mais ces monstres mythiques ont un point commun : s’ils nous interpellent, ils ne nous dérangent pas, car ils sont présents dans toutes les civilisations, dans toutes les cultures et dans les mythes transmis sur tous les continents. Mélangeant les personnages, ils semblent devoir créer un lien entre le monde des humains et le monde des dieux. Dans la théogonie proposée par Serigne Ibrahima Dieye, on trouve des femmes aux pattes d’oiseau ou à riche pelage, et des hommes au plumage brillant, au bec pointu et aux dents acérées. Une galerie de personnages imaginés par l’artiste, haute en couleurs, crée une nouvelle mythologie prenant sa place dans l’histoire macabre qui l’a précédée.

Les créatures mystiques de l’imaginaire de l’artiste défient les règles de notre réalité quotidienne et posent de multiples questionnements. D’où viennent-ils ? Sont-ils du temps et de l’espace parallèles dans lesquels les humains ne peuvent pas entrer ? Que savent-ils du passé et de l’avenir ? Sont-ils sur Terre pour souligner les limites humaines, sont-ils ces créatures vindicatives venues pour condamner et punir les torts de notre société ?

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Si l’on regarde de près les protagonistes de l’œuvre de Serigne Ibrahima Dieye, il est possible de découvrir quelques clés de leurs intentions. Car, si une figure mythique peut faire du bien ou même être drôle, elle est loin d’être vivante sous les mains de l’artiste.

Majestueuses, sans allégresse ni excès, elles sont plus proches des monstres destructeurs, emportant méfiance et peur dans leur sillage. Le peintre les a dotés d’une aura de pouvoir et de peur, un peu comme une harpie ou un sphinx contemporain. C’est en partie dû à la la manière dont ils sont représentés, qu’ils soient majestueux, inertes et debout, ou alors stoppés en mouvement. Les moments de tension sont vraiment nombreux… une main posée sur un genou sur la toile Prédateur, un bras levé du personnage à droite dans Rancoeur #2, ou ces griffes refermées sur une tête dans le le travail De l’incompétence médiatique. Le format des œuvres accentue la taille des personnages, intensifiant le sentiment d’angoisse diffusé. Dans les espaces tortueux et sombres du Suquet des artistes, les toiles, rarement inférieures à 2 mètres, laissent amplement le temps à ces figures imposantes de dominer ceux qui les regardent. Ces créatures polymorphes vivent pour quelques temps dans les locaux de l’ancienne morgue cannoise et donnent au site une atmosphère impénétrable.

L’inconfort, voire le malaise, du pouvoir des protagonistes dans les peintures de Serigne Ibrahima Dieye est accentué par la multiplication des techniques qu’il emploie. Dessin, peinture, style, encre ou collage, comme saisi par le besoin d’aller vite, l’artiste s’empare des outils à portée de main pour créer son panthéon éclectique.

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Ce dernier se déroule dans un espace incertain et sombre, ce qui renforce le caractère surnaturel des créatures. En effet, le fond noir commun à toutes les toiles met en valeur les personnages en leur apportant un supplément de luminosité tout en semblant les précipiter hors de la toile. Cet espace sombre n’est pas uniforme, mais entrelacé de fils blancs comme des boules étranges traversant l’espace et faisant ressortir de l’obscurité de nombreux éléments. Un mot qui souligne parfois l’absurdité ou la cruauté de la situation décrite. Sur certaines pièces, on peut voir de petits anthropomorphismes ou des visages. De simples observateurs insignifiants dans la toile Rancoeur #2, qui tentent de se soustraire à la vigilance de leurs tuteurs dans l’œuvre Rancoeur #1, lui faisant pendant.

Mais l’évasion est-elle possible ? Sortir des confins de la toile semble impossible. Cependant, aucune bête n’est immortelle, et de nombreuses légendes chantent les exploits des héros face aux monstres qu’ils ont osés affronter. Comme Bellérophon qui a vaincu Chimère, Persée qui a vaincu Méduse ou Beowulf qui a vaincu Grendel, les créatures des toiles de Serigne Ibrahima Dieye appellent ceux qui pourront les vaincre.

D’autant plus que l’attention qu’ils suscitent est en réalité une alarme dont il faut tenir compte. Car le sentiment qui nous saisit en regardant l’œuvre va au-delà de l’inconfort d’affronter la méconnaissance des formes des personnages, il provient de la violence sous-jacente qui émerge sur la toile et résonne avec le monde contemporain. En effet, si ces personnages fantastiques semblent provenir d’un royaume fictif, les mythes créés par l’artiste trouvent leurs racines dans les vices de la société moderne. Serigne Ibrahima Dieye, jeune artiste formé à l’Académie Nationale des Arts de Dakar, participe à la dynamique créative d’une ville artistiquement turbulente. En observateur attentif, il a remarqué les failles et les divisions de sa société. Ses œuvres exposent la cruauté du monde contemporain à travers un voile poétique. Médias corrompus, violences sexuelles, tensions religieuses, son statut d’artiste lui permet d’être la voix de ceux qui ne sont ni entendus ni écoutés. Mais si l’artiste tend un miroir de la société dans laquelle il vit, les problèmes qu’il dénonce sont mondiaux. Les thèmes sur lesquels il se concentre sont à la fois personnels et généraux, il touche donc à l’universel. Ainsi, les origines biologiques des créatures de Serigne Ibrahima Dieye sont variées, mais elles sont toutes issues de la construction humaine.

Les humains peuvent-ils vaincre les monstres qu’ils ont créés ? L’artiste ne se veut ni défaitiste ni sentencieux, l’espoir est toujours au cœur de ses toiles. En effet, en mettant en lumière les maux et les tensions de notre société, il nous permet de les affronter de front. Alors Serigne Ibrahima Dieye revêt l’habit d’un prophète, nous mettant en garde contre les monstres de notre propre création et nous sensibilisant pour mieux les combattre.

Infos pratiques

Exposition « Diffraction humaine » de Serigne Ibrahima Dieye – jusqu’au 23 avril 2023

Suquet des Artistes / 7 rue Saint-Dizier 06400 Cannes / Horaires : du mardi au dimanche de 10h à 13h et de 14h à 18h.

André Tirlet

Crédit images

1/ Serigne Ibrahima Dieye, Dark scenery #2, 2022, Technique mixte sur toile, 50 x 65 cm.

2/ Serigne Ibrahima Dieye, Les valeurs perdues, 2021, Technique mixte sur toile, 200 x 400 cm.

3/ Serigne Ibrahima Dieye, Jungle #4, 2022, Acrylique, encre, pastels sur toile, 90 x 120 cm.

4/ Serigne Ibrahima Dieye, Jungle #1, 2022, Acrylique, encre, pastels sur toile, 90 x 120 cm.